1. Analyse dimensionnelle
Introduction
On attribue au physicien américain J. Wheeler (1911–2008) la citation suivante:
On ne devrait jamais faire de calcul sans en connaître le résultat au préalable.
—J. Wheeler
Cette affirmation peut sembler paradoxale. Elle signifie néanmoins qu’il est toujours préférable de déterminer une solution qualitative à un problème de physique avant de se lancer dans des calculs compliqués. Nous allons voir que l’analyse dimensionnelle permet, dans certains cas, de « deviner » la forme générale d’une équation reliant différents paramètres, indépendamment des lois ou des principes qui les gouvernent.
Dans ce chapitre, nous commençons par rappeler les grandeurs physiques fondamentales du système international d’unités. Nous présentons ensuite le concept d’analyse dimensionnelle, que nous appliquons au problème simple d’un pendule oscillant.
Le système international d’unités
Unités de base et unités dérivées
Le système international d’unités (noté SI en abrégé) comporte 7 unités de base destinées à mesurer les grandeurs physiques fondamentales. Elles sont résumées dans le tableau suivant :
Grandeur |
Unité (symbole) |
Symbole de la dimension |
---|---|---|
Masse |
kilogramme (kg) |
M |
Longueur |
mètre (m) |
L |
Temps |
seconde (s) |
T |
Température |
kelvin (K) |
\(\Theta\) |
Quantité de matière |
mole (mol) |
N |
Intensité électrique |
ampère (A) |
I |
Intensité lumineuse |
candela (cd) |
J |
Attention
Notez bien la différence entre dimensions et unités. Si je vous dis que je mesure 80kg et que je pèse 1.90m, cela vous choque, car les unités ne correspondent pas aux dimensions des grandeurs que j’invoque. Prenons un autre exemple avec le cas de la longueur. La longueur est la dimension. Elle peut être exprimée dans de nombreuses unités: m, mm, pieds, pouces, lieues, angström… Dans une même formule, on peut sans problème ajouter des grandeurs exprimées en mètres et en pieds, pourvu que l’on prenne en compte la conversion entre ses unités.
Par exemple:
1m + 1 pouce = 102.54 cm
car:
1m = 100 cm
1 pouce = 2.54 cm
Par contre on ne peut pas ajouter des mètres et des secondes, ou des mètres et des kilogrammes…
C’est pour faciliter les échanges et communications, les scientifiques ont défini le système international d’unité, noté S.I., qui préconise l’utilisation de certaines unités. Le mètre et le kg en font partie. Certains pays n’ont pas adhéré à ce système, et utilisent d’autres unités (par exemple les pieds ou les pouces aux USA) tant et si bien qu’on trouve toujours certaines exceptions dans la vie courante (par exemple la taille des écrans est en général donnée en pouces plutôt qu’en centimètres, les marins utilisent plutôt les miles pour les distances et les noeuds pour les vitesses, la température est souvent en Celsius au lieu de Kelvin, etc…)
À partir de ces unités de base, on peut construire des unités dérivées en prenant le produit ou le quotient des unités de base. Par exemple, la vitesse est définie comme le rapport d’une distance \(d\) et d’un temps \(t\) :
L’exemple ci-dessus se lit : « La dimension de \(v\) est égale à une longueur divisée par un temps ». L’unité SI de vitesse est donc le \(\text{m}\cdot \text{s}^{-1}\). De la même façon, une accélération est définie comme le rapport d’une longueur et du carré d’un temps :
L’unité SI correspondante de l’accélération est le \(\text{m}\cdot \text{s}^{-2}\).
Parmi la multitude d’autres possibilités pour construire des unités dérivées, on considérera cette année les grandeurs suivantes :
l’énergie, dont l’unité SI est le joule (J). Dimension : \([E]=M \cdot L^2\cdot T^{-2}\)
la force, dont l’unité SI est le newton (N). Dimension : \([F]=M \cdot L\cdot T^{-2}\)
la pression, dont l’unité SI est le pascal (Pa). Dimension : \([P]=M \cdot L^{-1} \cdot T^{-2}\)
la charge électrique, dont l’unité SI est le coulomb (C). Dimension : \([Q]=I \cdot T\)
Notons que certaines grandeurs sont sans dimension mais peuvent avoir une unité : c’est par exemple le cas des angles, qui se mesurent en degrés ou en radians. Comme mentioné précédemment d’autres systèmes d’unités peuvent également cohabiter avec le système international. Les distances sont par exemple mesurées en pouces (1 pouce = 2,54 cm) et en miles (1 mile = 1,609 km) en Amérique du Nord. Il en est de même des températures, qui peuvent être exprimées en degrés Celsius ou Farenheit plutôt qu’en kelvin.
L’analyse dimensionnelle s’appuie sur les propriétés des puissances.
Rappels
Nous rappelons ici les principales règles de calcul des puissances:
Homogénéité d’une formule
Contrairement aux mathématiques, les grandeurs physiques ont une dimension. Cette affirmation banale a pourtant des conséquences importantes : en physique, une formule doit toujours être homogène, c’est-à-dire que les deux membres d’une égalité doivent avoir la même dimension. Considérons par exemple le principe fondamental de la dynamique qui fera l’objet du Chapitre 3. L’accélération \(\vec{a}\) d’un corps de masse \(m\) est reliée à la force \(\vec{F}\) qui lui est appliquée par l’égalité :
À partir de cette équation, nous pouvons directement établir que l’intensité \(F=\Vert \vec{F} \Vert\) de la force a la dimension d’une masse multipliée par une accélération. Autrement dit, on peut écrire :
On peut également faire le raisonnement inverse afin de comprendre les relations entre différentes grandeurs physiques. Considérons par exemple la puissance \(\cal{P}\), dont la dimension est :
Or si l’on compare à la dimension de l’énergie, \([E]=M \cdot L^2\cdot T^{-2}\), nous pouvons encore écrire :
La puissance est donc une énergie par unité de temps (\({\cal{P}}=\frac{dE}{dt}\)). Cela signifie qu’une ampoule de 10 W consomme une énergie de 10 joules chaque seconde. Nous avons ainsi établi une relation simple entre puissance et énergie grâce à l’étude de leurs dimensions.
Lorsque l’on effectue des calculs avec des grandeurs physiques, les opérations mathématiques portent aussi bien sur les nombres que sur les dimensions. On appliquera les règles de calcul suivantes :
la multiplication (ou la division) est possible entre toutes les unités.
l’addition (ou la soustraction) de grandeurs physiques dont les dimensions sont différentes n’a pas de sens. Dans le cas de grandeurs physiques de même nature, on prendra soin de convertir les unités (par exemple : 1 cm + 1 pouce = 3,54 cm).
l’argument d’une fonction est toujours sans dimension (sauf dans le cas particulier des puissances, qui sont une généralisation de la multiplication).
Pour finir, on retiendra que l’homogénéité d’un résultat doit être systématiquement vérifiée à la fin d’un calcul. Cette étape est importante car elle permet de repérer rapidement d’éventuelles erreurs.
Attention
Si les dimensions sont identiques, alors l’équation a une chance d’être juste, mais l’analyse dimensionnelle ne garantie pas la justesse d’une formule! Elle permet uniquement de s’assurer que l’on compare des grandeurs ayant la même dimension, autrement dit, qu’on ne compare pas des pommes et des oranges.
L’équation aux dimensions
L’analyse dimensionnelle est une méthode simple mais extrêmement efficace pour prédire des relations entre différentes grandeurs physiques. Surtout, elle permet d’obtenir un résultat sans avoir besoin de connaître a priori les lois physiques sous-jacentes.
C’est donc une manière très puissante de « guider » la recherche de nouvelle théorie fondamentale, et tout l’art du physicien sera d’adopter les paramètres pertinents à la résolution de l’analyse dimensionnelle. Ce choix sera bien évidemment fortement guider par l’expérience. Contrairement à la méthode scientifique, qui elle a pour objectif de fournir une description formelle de la nature à partir des grands principes de la Physique, l’analyse dimensionelle a pour objectif de de deviner des lois, indépendamment des principes de la Physique. Elle nous permettra par exemple de deviner la relation entre la période du pendule et la longueur de la corde, ou de déterminer la relation entre la masse, le rayon de l’orbite et la période des planètes, sans pour autant expliquer l’origine de ces relations puisqu’elle ne fournit pas le cadre théorique qui permet de comprendre et expliquer ces phénomènes.

Fig. 2 La méthode scientifique fournit et valide une théorie complète (Adapté de: Wikimedia)

Fig. 3 L’analyse dimensionelle devine des lois directement depuis les observations
Les étapes du raisonnement sont les suivantes :
étape 1 : modélisation. On identifie les paramètres physiques importants.
étape 2 : analyse dimensionnelle. On compare les dimensions des différents paramètres.
étape 3 : expérimentation. On vérifie que la loi obtenue est correcte.
Afin d’illustrer la méthode, prenons l’exemple d’un pendule constitué d’une masse \(m\) suspendu à point fixe par une corde de longueur \(\ell\). On souhaite déterminer l’influence des différents paramètres physique sur la période \(T_p\) des oscillations, sans résoudre les équations de la mécanique.
Étape 1: Modélisation du problème physique
La première étape consiste à énumérer les différents paramètres physiques qui entrent en jeu. Dans le cas du pendule, les paramètres pertinents sont:
la longueur \(\ell\) de la corde.
la masse \(m\) du pendule.
la force de pesanteur d’intensité \(P=mg\), où \(g\) est l’accélération de la pesanteur.
Physiquement, le poids est la force de rappel à l’origine des oscillations. Il n’y aurait pas d’oscillations si le pendule était en apesanteur.
Note
Selon le degré de finesse de l’analyse, d’autres effets physiques pourraient également être considérés (amortissement du mouvement par les forces de frottement, effet de la rotation de la Terre, …). Nous négligeons ici ces contributions, qui pourraient faire l’objet d’une analyse plus approfondie.
Étape 2 : Analyse dimensionnelle
La période d’oscillation \(T_p\) dépend de trois paramètres : \(\ell\), \(m\) et \(g\). Les dimensions des grandeurs physiques sont les suivantes :
Nous supposons alors qu’il existe une relation de la forme :
où \(\alpha\), \(\beta\) et \(\gamma\) sont des exposants que nous allons déterminer, et \(C\) une constante numérique sans dimension. Les deux membres de l’équation devant être homogènes, nous pouvons donc écrire l’équation aux dimensions :
Cette égalité peut alors être ré-écrite de la façon suivante :
En comparant les puissances des différentes grandeurs, on arrive à un système d’équation permettant de déterminer les exposants :
Finalement, on obtient la relation : \(T_p=C \times m^{0} \times \ell^{\frac{1}{2}} \times g^{-\frac{1}{2}}\), ce qui s’exprime encore sous la forme plus habituelle :
Grâce à l’analyse dimensionnelle, nous pouvons tirer les conclusions suivantes :
la période des oscillations ne dépend pas de la masse du pendule. Ce résultat, qui découle directement du principe fondamental de la dynamique, n’était pas évident a priori.
la période du pendule augmente comme la racine carrée de la longueur \(\ell\). Si la longueur est multipliée par 4, la période est multipliée par 2.
Toutefois, l’analyse dimensionnelle ne permet pas de déterminer la valeur de la constante \(C\). Il faudra pour cela résoudre entièrement les équations du mouvement (voir le Chapitre 4).
Étape 3 : Vérification expérimentale
Nous avons donc établi la seule combinaison possible des exposants qui donne un temps à partir du produit d’une masse, d’une longueur et d’une accélération. Dans quelle mesure cette loi est correcte ? Pour la vérifier, il suffit de faire l’expérience avec une masse attachée au bout d’une corde. Une vidéo disponible en ligne montre un exemple d’expérience qui peut être réalisée pour valider l’équation (1). D’autre vidéos sont disponibles sur la page Moodle du cours.
Les constantes fondamentales
Le fait d’établir des équations homogènes ne suffit cependant pas à déterminer toutes les lois physiques. En effet, ces dernières font également intervenir des constantes fondamentales telles que la vitesse de la lumière ou la charge de l’électron. Historiquement, ces constantes ont souvent été introduites précisément pour rétablir l’homogénéité des équations, avant d’être déterminées expérimentalement dans un deuxième temps. Depuis 2019, cette logique a été inversée et la valeur des constantes fondamentales a été fixée arbitrairement. Ceci a eu pour effet de redéfinir les unités du système international à partir de ces valeurs. Les constantes que nous verrons dans le cadre de ce cours de physique sont répertoriées dans le tableau suivant :
Constante Physique |
Notation |
Valeur exacte |
---|---|---|
Célérité de la lumière |
\(c\) |
\(2.99 792 458 \times 10^8~m \cdot s^{-1}\) |
Constante de Planck |
\(h\) |
\(6.626 070 15 \times 10^{-34}~J s\) |
Charge élémentaire |
\(e\) |
\(1.602 176 634 \times 10^{-19}~A \cdot s\) |
Constante de Boltzmann |
\(k_B\) |
\(1.380 649 \times 10^{-23}~J \cdot K^{-1}\) |
Nombre d’Avogadro |
\(\mathcal{N}_A\) |
\(6.022 140 76 \times 10^{23}\) mol |
Il reste néanmoins un certain nombre d’autres constantes physiques qui ne sont pas fixées par convention, mais dont on dispose d’une valeur expérimentale. Cette année, nous rencontrerons par exemple la constante gravitationnelle \(\mathcal{G}\) :
La constante gravitationnelle intervient en particulier dans la description des orbites planétaires.